Louisa Gagliardi - Hard-Pressed

04.09 – 07.10.2025

La Galerie Eva Presenhuber a le plaisir de présenter Hard-pressed, la quatrième exposition de l’artiste suisse Louisa Gagliardi organisée par la galerie. Il s’agit de sa première exposition personnelle en France. C’est la deuxième collaboration entre la Galerie Eva Presenhuber et la Galerie 75 Faubourg à Paris.

Du temps qui précède le réveil : le point de vue d’une experte en seuil. Que s’est-il passé, et où Louisa Gagliardi nous emmène-t-elle ? La question vient inévitablement à l’esprit face à cette toile aussi suggestive que mystérieuse, dont les multiples détails, qui sont autant d’indices, nous disent que quelque chose est arrivé quelque part dans un champs. Ce que nous prenions d’abord pour une route, où l’on devinait un coupé Nissan bleu à l’arrêt avec son coffre ouvert, pourrait finalement bien être un ruisseau où des herbes flottent. Mais la couleur laiteuse de l’eau nous fait douter… Et il y a encore cet arbre ressemblant à un palmier, qui à mesure que nous nous en approchons, se révèle être un halo châtain clair, à l’ombre duquel des silhouettes, que l’on prenait tout juste pour des personnages humains, s’avèrent être, à mieux y voir, des avatars. Chacun est là pour et avec soi-même plus qu’avec les autres. À première vue, tous semblent confortablement installés dans l’arbre. Au premier plan, vu de dos et tête baissée, la figure d’un personnage à l’allure masculine parait un instant grimper à l’arbre. Elle ne fait, en fait, que se déplacer sur l’ombre de l’arbre comme sur une ligne. Soit elle s’y cache, soit elle se dirige vers ceux qui y sont assis, ou allongés sur le ventre ou sur le dos. Impossible de savoir si ces derniers se détendent à l’ombre des branches, du tronc, ou dans l’herbe même. Sur le sol laiteux, qui ne peut toujours pas être clairement défini comme une route, se trouve, probablement non sans raison, un morceau de pneu éclaté à côté d’une bouteille de Sprite. Gagliardi donne ainsi d’autres indices, auxquels nous devons accorder de l’importance.

Nous nous demandons : que veut ce personnage qui nous tourne le dos ? Lui est-il arrivé quelque chose ? Se cache-t-il derrière l’arbre ? Poursuit-il un but ? Sommes-nous face à une catastrophe, ou en plein milieu ? Nous semblons tombés dans un film surréaliste sans fin, que nous « croyons vrai » (Louis Aragon). Les frontières entre naturel et artificiel y sont aussi floues que l’horloge fondante de Salvador Dalí. Et au lieu de nous donner des réponses aux questions soulevées par ce que nous voyons, la peintre fait tout pour nous tenir en haleine grâce au délirant pouvoir de son imagination. Sa mise en scène oscille entre l’idylle d’une scène de loisirs et la possibilité d’une panne de voiture, d’un accident ou d’un danger imminent.

Avec sa passion pour les incohérences fictives, Gagliardi maîtrise le jeu subtil des ambivalences et du trompe-l’œil. Elle fait de nous des voyeurs et des détectives, qu’elle attire sur des pistes toujours plus lointaines ne menant à aucune destination réelle. Comme si la confusion qu’elle sème ne lui suffisait pas déjà, Gagliardi intitule l’image Common Enemies, ce qui pourrait suggérer que des avatars au plan hostile se sont donné rendez-vous ici.

Son intérêt pour les seuils, qui va de pair avec son penchant pour les rêves, et en particulier pour le moment qui précède le réveil au petit matin, lorsque nous n’avons pas encore repris conscience, est évident dans cette œuvre. Une « zone productive » selon la peintre, dans laquelle elle tente et aime à rester. La toile, qui semble réelle bien qu’elle soit complètement irréelle, tire sa force visuelle de sa capacité à réactiver ce moment particulier de l’inconscient. Il n’est pas étonnant que l’artiste voie en Luis Buñuel, David Lynch, de Chirico ou Salvador Dalí des âmes sœurs.

Une autre toile aussi déroutante que stupéfiante s’intitule Mirage. Face à nous : une silhouette humanoïde, comme créée par l’intermédiaire de l’intelligence artificielle, le regard fixe, se croyant inaperçue, vêtue d’une chemise blanche, les mains sur le volant d’une voiture que nous devinons à travers le pare-brise. La lumière crépusculaire pénètre par les vitres à la tombée de la nuit. La dimension surréaliste de la scène est renforcée par la dissolution de la frontière entre l’intérieur du véhicule et le paysage extérieur, que l’avatar traverse et qui envahit la voiture. Le personnage semble s’enfoncer dans un plan d’eau à la surface duquel son visage se reflète. Déterminer ce qui est réel ou virtuel ici est aussi difficile à faire que de délimiter la transition entre monde intérieur et extérieur.

Le fait que le conducteur ne semble rien remarquer de ce qui lui arrive indique encore que ce que nous voyons ne tient pas d’une réalité, mais plutôt d’un mirage. En somme, nous assistons à une déréalisation du monde.

Ce qui frappe, c’est que celle-ci n’est pas que dépeinte ici, mais aussi – et toujours par le biais de verre, de fenêtres ou de miroirs – dans des œuvres telles que Bus Stop, Fumoir, Desert Moon, Out of the Blue ou Out of Order. Il n’est ici pas question d’un quelconque artifice esthétique utilisé par Gagliardi pour créer du suspense, mais bien plus d’une réflexion sur le changement radical de notre perception à l’ère de la reproductibilité numérique, où le contact direct avec le monde extérieur par l’intermédiaire de nos propres yeux est de plus en plus remplacé par le regard sur des écrans, qui filtrent notre vision. «

Hyperconnectés grâce à la technologie, nous suivons l’actualité partout dans le monde via nos téléphones portables et nos ordinateurs, explique Gagliardi. Nous communiquons via les réseaux sociaux, où nous nous sentons protégés et créons une personnalité artificielle selon nos désirs afin de plaire aux autres. Mais en même temps, la peur du contact physique dans la vie réelle grandit. Ce type de communication nous procure un sentiment de sécurité et une illusion de protection que je trouve effrayants. Ce qui en résulte, est que nous ne ressentons plus notre véritable humanité et perdons le sens de la conversation avec notre prochain. Nous vivons à l’ère du voyeurisme et de filtres créant des bulles virtuelles, où des personnes partageant les mêmes idées communiquent entre elles. C’est un des plus grands problèmes de notre époque, et une des raisons ayant conduit à la situation actuelle. Tout ce que nous publions est vu ».

En transformant les gens en avatars et en projetant le monde sur des fenêtres et des miroirs, Gagliardi ne se contente pas d’aborder les conséquences du remplacement de l’analogique par le numérique. Elle traite également des conséquences de la virtualisation et, tel que précédemment mentionné, du phénomène des seuils. Les arrêts de bus, où les passagers attendent, chacun de leur côté et sans contact avec les autres, pour être transportés d’un endroit à un autre, ou encore les avions et les voitures, qui nous emmènent d’ici à là-bas et nous isolent en présence d’autres, sont des zones de transition. Il en va de même pour les espaces fumeurs dans les aéroports, où les passagers allument leur dernière cigarette avant le décollage. Ce qui est remarquable dans l’œuvre Bus Stop, conçue comme un paravent, ou dans l’œuvre Fumoir, conçue comme une cabine, c’est que Gagliardi nous permet d’observer ceux qui s’y trouvent comme des voyeurs à travers des parois transparentes. Les personnages, dont les contours sont flous, ne remarquent pas que nous les observons dans tout ce qu’ils font. C’est comme un regard volé par le trou de la serrure, auquel Gagliardi nous incite. Elle est, au fond, une aussi grande experte en seuil que Walter Benjamin, qui s’est intéressé au Surréalisme comme aucun autre philosophe. Mais contrairement à lui, qui prônait « l’éveil », elle, tire profit de cet état, une minute avant le réveil.

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